dimanche 12 avril 2020

22 222

"I can't get no satisfaction, I can't get no satisfaction, and I try, and I try, and I try, and I try. I can't get no satisfaction" (Satisfaction, The Rolling Stones)
(Je ne peux obtenir aucune satisfaction, je ne peux obtenir aucune satisfaction, j'essaye, j'essaye, j'essaye, j'essaye, je ne peux obtenir aucune satisfation)

22 221 km au compteur de ma voiture. Je m'en rends compte par hasard.
Le confinement dure depuis près d'un mois. Pour certains je suis un privilégié car je peux sortir et aller au travail "comme d'habitude".
Voir du monde. Je comprends que certains m'envient. Même si...

Le travail ne ressemble plus vraiment à celui que j'exerçais en 2019. Je me change en arrivant au cabinet. Une tenue qui reste sur place. Je mets un masque. Je me lave tellement les mains que j'en ai un eczéma dyshidrosique (en gros j'ai les mains qui pèlent).
Je nettoie mon stéthoscope et tout le matériel que j'utilise entre chaque patient.
J'attrape les abaisse-langue comme je jouerais au Mikado.
Plus aucune main serrée, j'ouvre et ferme les portes moi-même. Je finis par me dire qu'on aurait dû toujours fonctionner comme ça peut-être.

J'apprends par Jan (associé, ami, pilier... bref, Jan quoi) que toutes ces précautions que nous avons mises en place et nous ont semblé évidentes ne sont pas appliquées chez tous les confrères du coin ou de France. Il faut dire aussi que nous ne sommes pas aidés niveau masques...
Je ne suis pas d'accord avec ceux qui poussent des cris d'orfraie "l'Etat doit nous fournir des masques". Je suis libéral. Je suis totalement disposé à les acheter. Sauf que... on n'en trouve nulle part... donc on attend de l'Etat qu'il protège ses soignants en lui mettant des masques à disposition... ce qu'il fait... à coups de 12 masques chirurgicaux par semaine et 6 FFP2 (enfin, quand il y en a...)

Et fleurissent des initiatives de bric et de broc, pour tenter tant bien que mal de se protéger. La 6ème puissance mondiale fait appel à des volontaires pour coudre des masques (quand il ne faut pas les passer au four pour les stériliser), des surblouses, des marques de sport réservent leurs masques de plongée pour en faire des masques de respiration pour les malades hospitalisés...
Si c'est ça la 6ème puissance mondiale, j'ai très peur pour les pays beaucoup moins riches. Ils n'auront pas les mêmes choses à disposition, et on va leur vendre des accessoires hors de prix (parce qu'il ne faut pas se leurrer, il n'y aura pas de petites économies pour certains)... ils vont être frappés encore plus durement que nous par ce virus.

"Je ne suis pas un héros, mes faux pas me collent à la peau. Je ne suis pas un héros, faut pas croire ce que disent les journaux. Je ne suis pas un héros, un héros" (Je ne suis pas un héros, Daniel Balavoine)

20h. Les soignants sont applaudis.
Je reçois des messages régulièrement d'amis qui "m'admirent" pour ce que je fais.
Je ne fais que mon métier. J'ai un syndrome de l'imposteur niveau maximal en me disant que les collègues en services de réanimation sont plus méritants que moi.
Et puis...
Et puis on discute entre nous au sein de la maison de santé. Beaucoup. Souvent. On parle des mesures mises en place et on se dit implicitement qu'on a peut-être limité la propagation à notre échelle grâce à cela... et que c'est aussi ça être soignant. Qu'à notre échelle, être soignant en ville, c'est de limiter les visites à domicile au strict nécessaire. C'est aussi favoriser les téléconsultations quand c'est possible (parce que certains cas nécessiteront toujours un examen clinique présentiel).

On parle de tout. De rien aussi. On passe des longs appels Jan, Julien et moi. Des sujets sérieux. Des sujets légers. En filigrane, notre stress et notre besoin de décompresser, de se dire qu'on n'est pas les seuls à trouver cette période étrange et à ne pas savoir comment extérioriser cette drôle de sensation qui nous habite.

22 221... encore quelques centaines de mètres pour voir ce chiffre 22 222 au compteur. C'est bête. Vouloir être sûr de ne pas rater ça. Avez-vous remarqué à quel point dans ces cas là, le temps et la distance semblent interminables ?
En quoi ce kilomètre là aurait plus de valeur que celui d'avant ? Que celui d'après ?
Tous les kilomètres ne se valent-ils pas au final ?

Les journées de janvier avaient-elles plus ou moins d'importance que nos journées actuelles confinées pour beaucoup ? Ce qu'on a fait en janvier ou en février, on a bien fait de le faire. On aurait pu/dû en faire plus. Avons-nous manqué d'anticipation pour nos vies ?
Les journées d'après le confinement (quand il sera d'actualité, et j'espère que ce ne sera pas le cas trop vite, juste pour faire plaisir à l'économie), seront-elles plus importantes ? Pourquoi ?


"This is the end, hold your breath and count to ten. Feel the Earth move and then hear my heart burst again" (Skyfall, Adèle)
(C'est la fin, retiens ton souffle et compte jusqu'à dix. Sens la Terre bouger et ensuite écoute mon cœur exploser encore)


"Ce problème (insérez ici n'importe quel problématique de santé) est un enjeu majeur de santé publique".

Quand j'assiste à un jury de thèse et que le thésard dit cette phrase, ça m'énerve un peu. C'est un lieu commun. Une phrase un peu vide de sens au final. Comme s'il fallait justifier son travail en disant "nan m'ais j'vous jure, c'est super important le sujet sur lequel j'ai travaillé"
Je n'aime pas trop les lieux communs en général. Moi qui cherche toujours le meilleur mot, le mot le plus précis quitte à me perdre dans des phrases à rallonge pour essayer de rendre fidèlement le contenu un peu trop confus de ma pensée.
Pourtant... Je me dis que le monde que nous avons connu ne reviendra pas. Plus rien ne sera jamais comme avant. Tous ceux qui vous diront qu'après le confinement, qu'après l'épidémie, nous reprendrons nos vies d'avant vous mentent... ou pire, nous mèneront à revivre les mêmes problèmes un jour prochain.

Vers quoi irons-nous ? Un monde plus ouvert, attentif à l'autre ? Moins de codes, moins de leçons de morale en tous genres, une forme de retour de 1968 après toute cette série d'interdictions et de restrictions des libertés ? Un monde "Carpe Diem" en quelque sorte ?
Ou un monde encore plus autocentré, encore plus d'instagrammeuses et instagrammeurs tentant d'influencer leur monde mais surtout de trouver un moyen d'exister (je les plains actuellement, s'ils ne vivaient que de cela, cette épidémie a dû sérieusement mettre à mal leur mode de vie).

J'aimerais penser qu'il y aura moins d'égoïsme, plus d'entraide, plus de tolérance, de respect, de fraternité et d'amour (lieux communs...) mais j'avoue ne pas forcément déborder d'optimisme quand j'observe pendant cette épidémie des comportements me faisant perdre mes mots.
Un sondage récent (qui vaut ce qu'il vaut, comme tous les sondages) rapportait que 25% des français refuseraient un vaccin contre le coronavirus si celui-ci existait...

"Un jour ou l'autre il faudra qu'il y ait la guerre, on le sait bien. On n'aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire, on dit c'est le destin" (Le Sud, Nino Ferrer)

J'espère qu'on n'en n'arrivera pas là. J'espère vraiment. Si je regarde un peu l'histoire du monde, je ne vais pas être optimiste.

J'avais déjà émis quelques craintes auparavant... http://sommatinoroots.blogspot.com/2014/03/carpe-diem.html

22 222... 22 223... 22 224...

A 20 000 il y avait plus d'insouciance. Une forme de foi en un avenir qui forcément allait être bon, voire meilleur.

22 225...

Chaque kilomètre, chaque minute, chaque seconde a son importance, même si ce sont des lieux communs.

"On veut toujours attendre la prochaine, remettre au lendemain. C'est bien plus simple d'émettre des haines bien anonymes tapis dans son coin. Et coulent nos vies et l'eau des fontaines, l'avide quotidien. Et passent les jours et puis les semaines..." (Les gens qu'on aime, Patrick Fiori)

Appelez vos proches. Dites-leur que vous les aimez. Et même si c'est pas totalement vrai, dites leur quand même. Un kilomètre plus loin, il sera peut-être trop tard.

Et si ce sont des amis, dites-leur que vous les aimez aussi. Il n'y a pas de honte à dire à ses amis qu'on les aime quand c'est le cas. Imaginez vos retrouvailles, le jour où votre compteur affichera 22 222... mais ne négligez pas le kilomètre avant. Il faut tenir bon sur la distance à parcourir, et elle va sembler interminable.
J'espère que nous irons vers plus d'authenticité dans nos rapports humains. Et vers un monde différent sur des bases plus saines.
Je me sens prêt à aimer 75% de la population. Les 25% restant trop obnubilés par leurs préoccupations anti-vaccinales alors qu'on compte les morts dans le monde par centaines de milliers, je ne suis pas prêt. Ça viendra peut-être. Mais là, je suis un peu trop fatigué et sous pression pour y consacrer de l'énergie.

Je la réserve pour celles et ceux dont j'ai un besoin vital.