"J'sais
plus, j'sais plus, si je crois en l'homme ou si je crois plus, si Dieu est
encore dans ma rue. Oh, j'sais plus, je suis perdu" (J'sais plus,
Comédie musicale Roméo et
Juliette)
On va mettre une bonne fois les pieds dans le plat, dès le début
de la discussion.
Je vais parler un peu de politique de santé.
Je parle en toute franchise, j'espère en connaissance de cause.
Je parle aussi librement, on ne m'a pas promis monts et merveilles
pour écrire ce billet (en gros, je ne déclare aucun conflit d'intérêt pour appeler
un chat un chat).
De même, je suis président d'un syndicat d'enseignants de médecine
générale, mais si je parle ici, c'est en nom propre. "Mes propos
n'engagent que moi" selon la formule consacrée.
J'avais annoncé fin 2014 que je participais au mouvement de grève,
car je ne retrouvais pas de traduction dans le projet de loi de santé de la
stratégie nationale de santé.
Pour faire court : avant le projet de loi, il y avait eu un
travail (la stratégie nationale de santé) qui mettait enfin noir sur blanc des
progrès pour l'enseignement de la médecine générale. Par contre dans le projet
de loi, plus rien, ou si peu.
"C'est l'effet papillon petites causes, grandes conséquences.
Pourtant jolie comme expression, petites choses dégâts immenses" (L'effet
papillon, Bénabar)
Parce que oui, ne rien faire pour l'enseignement de la médecine
générale, c'est aller au devant de catastrophes immenses.
Les généralistes qui liront cela seront je pense d'accord.
Pour ceux d'entre vous qui n'êtes ni médecin, ni du milieu
médical, vous allez vous demander pourquoi je parle d'un scénario catastrophe.
Parce que bon, un médecin généraliste, ça se forme à la faculté de médecine.
Depuis des années même. Ce que les français veulent c'est qu'il y en ait un peu
plus qui s'installent. Le reste... ce n'est pas qu'ils s'en moquent, c'est
qu'ils ne voient pas trop l'intérêt de partir en guerre pour ça, vu que de
toute façon les futurs médecins sont formés, quoi qu'il arrive.
Pour faire (de nouveau) plutôt court, et pardon aux amis médecins
d'autres spécialités qui me liront pour le raccourci que je vais faire, mais
jusqu'à il y a encore peu, les futurs médecins généralistes étaient quasi
exclusivement formés à l'hôpital.
On forme bien à l'hôpital. On forme même à l'excellence dans les
Centres Hospitalo-Universitaires (CHU). La médecine française est l'une des
meilleures au monde de ce point de vue-là d'ailleurs.
Mais à l'hôpital on forme bien... des médecins hospitaliers, CQFD.
A l'hôpital on ne forme pas à la médecine de ville car la médecine
de ville s'exerce... en ville, Re-CQFD.
Faisons une comparaison, sans doute un peu maladroite, mais peu
importe, c'est juste pour comprendre l'idée.
Formons une jeune fille à la coiffure pour femme (oui, taxez-moi
avec une alerte "gender" si vous voulez, ou simplement arrêtez de
vous prendre la tête et remplacez femme par homme et vice-versa dans le texte,
ça marche aussi). Je fais une spéciale dédicace à ma belle-sœur car c'est elle
qui m'a apporté cette fameuse comparaison en me parlant de son métier de
coiffeuse (justement) il y a quelques années.
Apprendre les coiffures féminines nécessite d'apprendre toute une
technique, spécifique.
On ne coiffe pas les hommes comme on coiffe les femmes (enfin, de
manière générale).
D'accord, on coupe toujours des cheveux, ça revient à la même
chose. On travaille le cheveux.
Mais messieurs allez vous faire couper les cheveux chez un
coiffeur pour femme, ou mesdames, allez vous faire coiffer les cheveux chez un
coiffeur pour homme...
Vous verrez rapidement que le coiffeur sera sans doute un peu
embêté, ne saura pas forcément comment faire. Il choisira peut-être de vous
orienter vers un autre coiffeur, plus spécialisé. Ou il tentera de vous couper
les cheveux quand même.
Certains seront doués, de façon presque innée, et le résultat sera
presque parfait.
D'autres feront de leur mieux. Ce ne sera peut-être pas
extraordinaire au début, mais petit à petit avec l'expérience, le résultat sera
plutôt pas mal du tout.
D'autres, choisiront de ne pas sortir des sentiers battus, et de
rester là où ils ont été formés, parce que ça, ils savent faire, et que c'est
moins stressant que d'aller là où on ne sait pas ce qu'il faut faire.
Voilà, fin de la comparaison.
Vous aurez deviné que pour les futurs généralistes, c'est pareil :
on les forme presque uniquement à l'hôpital.
Et le jour où ils peuvent voler de leur propres ailes, certains
s'installent, beaucoup choisissent de rester à l'hôpital, là où ils connaissent
bien le fonctionnement. C'est plus rassurant d'être dans un milieu où on
possède des routines. Ce n'est pas plus reposant, loin de là, mais au moins
c'est un milieu connu.
Donc, dans le projet de loi, si on ajoute vraiment de quoi former
les futurs généralistes dans les cabinets de médecine générale, de quoi leur
apprendre leur futur métier de "médecin de ville", et par ceux-là
même qui exercent ce métier, on aura un effet papillon... mais sous forme d'un
cercle vertueux !
Il faudrait même pouvoir augmenter les contacts dès le début des
études avec les enseignants de médecine générale. Pour que tous les futurs
médecins, généralistes ou autres spécialistes, connaissent comment fonctionne
vraiment la médecine "de ville".
"Tellement d'erreurs qu'on pourrait s'éviter, si l'on savait
juste un peu patienter. Donne-moi
le temps, d'apprendre ce qu'il faut apprendre. Donne-moi le temps,
d'avancer comme je le ressens" (Donne-moi le temps, Jenifer)
Avoir le temps de travailler, de consulter, d'écouter les
patients.
Sauf qu'actuellement, "en ville", le temps c'est de
l'argent. Comprenez : plus on voit de patient dans une journée, plus on est
payé. Plus on multiplie les actes (les consultations), plus on est payé.
C'est le paiement à l'acte.
C'est absurde.
C'est ubuesque.
Relisez ces quelques lignes : je n'ai pas dit "mieux on
travaille, plus on est payé". Non. Il suffit juste de multiplier les
actes. A l'envi.
Je fais entre 20 et 25 actes par jour, au prix de journées de
travail remplies.
Je gagne moins que certains confrères qui font 60 actes par jour, avec
des horaires à peine plus denses que les miens.
Je me console en me disant que je travaille mieux.
On se console comme on peut...
Sortir du paiement à l'acte serait une grande avancée pour les
médecins, à mon sens. Mais aussi (voire surtout) pour les patients.
"J´passe la moitié de ma vie en l´air, entre New York et
Singapour, je voyage toujours en première. J´ai ma résidence secondaire
dans tous les Hilton de la Terre. J´peux pas supporter la misère" (Le
Blues du Businessman, Starmania)
Je pense que beaucoup de patients aimeraient pouvoir chanter cela.
Certains de mes patients me demandent parfois si je peux encaisser
leur chèque un peu plus tard. Même si je ne leur fait payer que ce qui dépend
de leur mutuelle, soit 6,90€, pour certains d'entre eux, c'est déjà trop.
J'ai choisi ce métier pour l'humain. Pour soigner. Je ne supporte
pas la misère, mais pas dans le même sens que la chanson. Je ne veux pas que
l'argent empêchent mes patients de venir se soigner.
Bien sûr, comme tout le monde, j'ai envie de gagner ma vie. Et de
compenser financièrement le mal que je me suis donné durant toutes mes études,
puis au quotidien avec des journées de travail chargées.
Par contre, si je peux me libérer de cette impression de bien
gagner ma vie en retirant 6,90€ du porte-monnaie déjà vide de mes patients, ça
me plairait assez.
Déconnecter "le soin que j'apporte à mes patients" de
"c'est le patient qui me paye" me conviendrait bien.
A quelques conditions toutefois :
- Que celui qui me paye ne me noie pas sous la paperasse pour être
payé. Sinon, l'être humain étant fainéant par nature, et étant moi-même un
représentant de l'espèce humaine, une partie de mes grands principes fondraient
comme neige au soleil... (Comprenez : le tiers payant généralisé ou TPG, je
suis pour, si c'est une solution simple comme bonjour)
- Que les patients n'en profitent pas en se disant "Chic ! On
ne paye plus le docteur, allons-y tous les jours, c'est gratuit !" Bon, ce
ne sera pas vraiment gratuit. Les cotisations sociales servent à cela, mais
cela deviendrait moins visible.
Sur ce point, petit rappel historique : quand la CMU a été décidée
et mise en application, tout le monde (moi le premier) était persuadé que le
nombre de consultations allait grimper en flèche de la part de ces patients qui
n'attendaient qu'une seule chose au monde : pouvoir faire la queue des heures
en salle d'attente pour voir le médecin gratuitement...
Toutes les études faites à ce sujet le montrent très clairement :
la première année, le nombre de consultation a augmenté. Tout s'est stabilisé
dès la deuxième année.
Donc, les patients ayant la CMU ont abusé des soins ? CQFD ?
Non, les patients qui ont obtenu la CMU sont juste venus se
soigner... alors qu'ils ne le faisaient pas avant, car n'avaient pas les
moyens.
Et il en sera de même si le TPG entre en application : je peux
prédire une hausse du nombre de consultations la première année.
Peut-être que nous devons, nous médecins, balayer aussi devant
notre porte : éduquons nos patients à leur santé, apprenons-leur à ne pas
consulter pour des problèmes bénins. Rendons-nous "moins
indispensables" pour les petites infections virales de l'adulte (parce
que, grand scoop : le MAXILASE et autre trucs sur certaines ordonnances... et
bien ça ne sert à rien... un rhume ça se soigne avec le temps et un peu de
paracétamol. C'est tout...)
"Peu a peu j'ai compris les données du débat, que rien ne
bouge et l'égalité par le bas. Et
tant pis si la foule gronde, si je ne tourne pas dans la ronde. Papa quand
je serai grand je sais que je veux faire : je veux être minoritaire. J'ai pas peur, j'ai mon temps mes
heures, un cerveau un ventre et un cœur. Et le droit à
l'erreur" (Minoritaire, Jean-Jacques Goldman)
Je me souviens bien d'une discussion avec Eric, un co-interne il y
a quelques années, et ami actuel que j'admire. Cette discussion disait en
substance que si le système entier (la sécurité sociale) venait à se casser la
figure, à titre purement égoïste, nous aurions encore les moyens de nous
soigner, parce que notre niveau de vie nous le permettrait.
Ce soir, les internes de médecine générale ont voté la grève. Ils
exigent le retrait du TPG du projet de loi.
...
...
Ils n'exigent pas, dans ce communiqué de presse, l'effet papillon
vertueux dont je parlais au début de ce billet.
Ils n'exigent pas d'être mieux préparés à leur futur métier.
Ils n'exigent pas de pouvoir soigner les patients, peu importent
leurs revenus ?
Ils exigent la défense du système libéral actuel ?
Les négociations que nous avons toutes et tous réclamées sont
enfin ouvertes. On ne peut pas réécrire l'histoire et faire que ces
négociations soient ouvertes depuis des mois.
Nous pouvons écrire l'histoire, en pesant de tout notre poids dans
les négociations. En martelant nos exigences.
J'avoue que, ce soir, je suis perdu.
C'est cela, être minoritaire ?
"Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les
demandera" (Serment d'Hippocrate)
Nulle part il n'est écrit que le patient devra payer son obole
obligatoirement, sous peine de perte de l'autonomie du médecin.
Or, ce soir, il me semble qu'il ne s'agit plus que de cela, dans
la bouche de la majorité de mes confrères.