vendredi 9 octobre 2020

Une goutte d'eau dans le désert

Depuis cette pandémie, j'écoute un peu moins souvent de musique. L'esprit trop préoccupé pour en profiter, écouter et entendre comme à mon habitude tous les instruments, toutes les nuances, toutes les voix présentes.

Aussi, parce que la musique est toujours autant quelque chose qui me touche profondément, même sans mot. Beaucoup d'émotions ressenties. Elle résonne. Trop parfois. 

J'en écoute moins. Cela ne veut pas dire que je n'en écoute plus du tout. Hier, en rentrant tard de la faculté, au hasard de ma playlist, Pascal Obispo est arrivé. Pas seul, accompagné de beaucoup d'artistes. Pour "Sa raison d'être". Une soignante qui travaille pour prendre en charge des patients atteint d'un virus non maîtrisé.

Je l'ai écoutée. Avec une autre oreille. Avec un autre regard.

« Elle en a vu de toutes les douleurs. En est revenue de tant de combats"

J'ai pensé aux collègues, hospitaliers. Toutes professions confondues, qui ont connu une période plus difficile encore que ce que l'on peut imaginer. A ne plus compter le nombre de patients. A enchaîner.

« Elle a tellement tendu son cœur, là où d'autres ont baissé les bras »

Prenez du recul. Ne vous investissez pas émotionnellement dans votre relation médecin patient. Ca c'est la théorie.
En pratique, on finit toujours par y laisser un peu de soi. Soigner, c'est faire preuve d'empathie. Plus ou moins importante selon les cas, selon les soignants. Beaucoup d'entre-nous y laissent des morceaux de leur être. Parce qu'on veut toujours tenter de venir en aide au plus grand nombre. Parce qu'on n'a pas choisi ce métier par hasard la plupart du temps.

Je me demande parfois si cette partie du métier est bien comprise par ceux qui ne l'exercent pas. Que nous allons accompagner, soigner et tenter de guérir. Mais être là.

« Elle dit qu'après certains regards, les mots deviennent dérisoires »

Un silence. Une compréhension des patients. Parfois quand ils sont proches de leur derniers instants. Leurs yeux parlent en silence.

Les regards des familles aussi. Souvent. Leur peine. Leur espoir. On lit comme dans des livres ouverts. On comprend. Sans un mot.

« On fait les choses parce qu'elles s'imposent, sans se demander »

Soigner parce qu'on doit. Parce qu'on ne se pose pas la question, puisqu'on a choisi ce métier. Nous ne sommes pas des héros ou des soldats. Pas besoin de médaille. Juste des soignants. 

Et parce que parfois, quand nous sommes submergés, nous agissons, sans réfléchir. Parce que si nous nous mettions à le faire, cela deviendrait peut-être trop difficile. Alors on fait. On encaisse. Et on y repense. Plus tard.

« C'est peut-être une goutte dans la mer. C'est peut-être une goutte d'eau dans le désert »

Ca change quoi au final ? Tous ceux d'entre-nous qui tentons d'avertir la population, de promouvoir la prévention dans le but d'avoir le moins de malades graves possible. Au final, est-ce peine perdue ? Est-ce que c'est vraiment utile, quand on voit que pour « une goutte », des torrents de désinformation et de contre-vérités sont déversés ?

« Oui mais c'est sa raison d'être. Sa raison d'être »

On a signé. On a choisi. Est-ce qu'on peut se plaindre ? Personne ne nous a forcés. C'est notre métier. 

Mode automatique enclenché. Quand c'est possible.

« Oh, elle en a essuyé des yeux, elle en a baissé des paupières »

La COVID a tué et tue encore. De tous âges. De tous antécédents. En nombre. Et je ne peux qu'imaginer les confrères de réanimation qui ont dû enchaîner les annonces aux familles. En tentant de tenir debout. En faisant attention aux mots prononcés car ils seront les seuls qu'une famille endeuillée retiendra. Mais qui a pris soin d'eux ?

Ils ont déployé de la bienveillance envers les malades, envers la famille. De l'empathie. Un peu d'eux, pour accompagner.

« Oubliant même que le ciel est bleu à tant se pencher dans la poussière »

Combien ont enchaîné les jours de travail. Les réunions d'organisation aussi. Dans une totale dévotion, en tentant de préserver leurs proches de cette maladie. Parfois même en ne les voyant pas ou peu, de peur de les contaminer, sachant combien ils allaient au charbon.

Pendant qu'une partie de la population vivait un confinement surprenant par sa soudaineté et le fait que leur travail était mis en pause, d'autres ont souffert en faisant le leur. Jusqu'à y laisser leur vie.

« Elle dit qu'on peut toujours trouver, des excuses pour ne pas bouger »

La peur. L'individualisme. La sidération... beaucoup de raisons de ne rien faire. 

On ne peut pas sauver le monde. On ne peut pas tout. Est-ce que cela veut dire qu'on ne peut rien ?

Nombre de soignants ne se sont même pas posé la question et sont allés faire leur métier.

« Elle, elle préfère encore se taire, et faire ce qu'elle a à faire »

Combien de soignants se sont plaints de la situation ? Beaucoup. Mais pas plaints de devoir travailler et faire ce pour quoi ils avaient été formés. Non, les soignants se sont plaints de ne pas pouvoir travailler correctement, pas de devoir travailler trop en cette période d'épidémie.

Mais beaucoup se sont tus. Et y sont allés. Sans masque. Sans blouse. Applaudis le plus souvent par une population qui tapait dans ses mains comme pour effrayer le virus et se dire qu'ils étaient bien vivants, plus que pour applaudir ces confrères qui travaillaient sans relâche.

« C'est peut-être une goutte dans la mer. C'est peut-être une goutte d'eau dans le désert. Oui mais c'est sa raison d'être. Sa raison d'être »

Recommencer. Encore. Et encore. Cernés par les rassuristes, les complotistes de tous bords et de tous horizons...

« Oh, elle en a brisé des silences, poussé des cris contre les murs »

En plein été, de nombreux collègues ont tenté de prévenir la population. De leur faire prendre des précautions pour éviter de voir la situation s'aggraver. Montrés du doigt comme alarmistes ou jusqu'au-boutistes. 

Et certains bien pensants de déclarer qu'il faut vivre, à fond, sans se préoccuper des autres. De Nicolas Bedos à Laurent Ruquier, de confrères qui lisent dans le marc de café à d'autres qui trouvent les trottinettes plus dangereuses... Il est interdit d'interdire. Il ne faut pas que les vieux et les fragiles m'empêchent de vivre comme j'ai envie.

« Avec pour échos l'indifférence et des rancunes encore plus dures »

Je ne compte plus les messages disant qu'on en faisait beaucoup pour une petite grippe. Que les masques c'était signe de soumission. 

Je ne compte plus les découragements à la pelle... même parmi les plus investis. Une forme de fatalité. Et d'enfermement des soignants. On leur imposé de soigner, d'éteindre un incendie fait à partir de braises sur lesquelles on continue de souffler.

L'investissement sans limite du printemps est devenu la norme. Si la deuxième vague arrive, ils devront refaire pareil. Sous peine de passer pour des lâches. Sans les applaudissements. Sans vacances. Sans repos. Sans leurs proches parfois. Sans l'insouciance dont font preuve les Jean Moulin anti masques et anti altruisme, les nombrilistes du monde d'après.

« Car aujourd'hui, si l'existence ici ne se limite qu'à la survie, il faut savoir qu'une aile de papillon peut tout changer pour de bon »

Il n'est jamais trop tard pour changer ou tenter de limiter les dégâts de ce virus aussi invisible qu'agressif pour ceux qui étaient déjà plus fragiles avant de croiser sa route.

« C'est peut-être une goutte dans la mer. C'est peut-être une goutte d'eau dans le désert. Oui mais c'est sa raison d'être. Sa raison d'être »

Jusqu'à quand ?

dimanche 26 juillet 2020

Alter / ego

"Et ces batailles dont on se fout, c'est comme une fatigue, un dégoût. À quoi ça sert de courir partout ? On garde cette blessure en nous, comme une éclaboussure de boue qui n'change rien, qui change tout. Évidemment, évidemment, on danse encore sur les accords qu'on aimait tant. Évidemment, évidemment, on rit encore pour des bêtises comme des enfants, mais pas comme avant" (Evidemment, France Gall)

Pas comme avant.
Le monde d'après... D'après l'épidémie, d'après le confinement.
Dans la tête de beaucoup, j'ai l'impression que le confinement a fait gagner une espèce de totem d'immunité digne de Koh Lanta.
Personne n'a rien gagné dans l'histoire.
Et le confinement n'a pas vraiment été une mesure populationnelle (pour protéger la population) mais plutôt institutionnelle (pour protéger notre système de santé de la surchauffe afin d'éviter d'avoir à choisir quel patient serait admis en réa et quel patient ne le serait pas, faute de place suffisante).

Tout le monde en a marre, et les soignants les premiers. Beaucoup sont en burn out, soignants ou non d'ailleurs, parce que les nerfs ont été mis à rude épreuve. Et la deuxième vague est surtout une vague psychologique pour le moment.
Donc, tout le monde a envie de penser à autre chose. De vivre d'autres choses. De "re"vivre. Comme avant. Oublier le virus. Retrouver de l'insouciance.

"Dépassé, le chacun pour soi, quand je pense à toi, je pense à moi" (Les restos du coeur, Les Enfoirés)

Les masques sont devenus obligatoires depuis une semaine dans tous les lieux publics clos.
Et fleurissent sur tous les réseaux les thèses les plus conspirationnistes et farfelues possibles.
Le refus du port du masque devient même par endroits un symbole de rébellion anti-système...
Et j'enrage. J'avoue.

Ma sérologie COVID-19 est positive.
J'ai donc attrapé le coronavirus au printemps. Quand ? Je ne sais pas. Je dirais au courant du mois de mars.
J'ai pourtant pris toutes les précautions possibles et imaginables sur mon lieu de travail. Mais il y a la vie en dehors qui a pu m'exposer aussi. Les transports en commun à Paris par exemple, et le RER où la distanciation physique est juste une vaste blague.
Ou tout simplement, vu le peu de protection qui a été mise à notre disposition, nous soignants, par les pouvoirs publics, j'ai pris un risque en faisant mon métier, et j'ai contracté le virus. A l'image de ce collègue de la ville voisine qui, lui, y a laissé la vie.

"Prends garde à toi si tu t'aimes. Prends garde à moi si je m'aime. Garde à nous, garde à eux, garde à vous et puis chacun pour soi. Et c'est comme ça qu'on s'aime s'aime s'aime s'aime [...] Un jour tu verras, on s'aimera, mais avant on crèvera tous, comme des rats" (Carmen, Stromae)

Admettons que les anticorps soient protecteurs, c'est à dire que je sois immunisé et protégé contre le SARS-Cov2 (mais c'est une hypothèse car on n'en sait pas grand chose pour le moment)... Admettons...
Je n'aurais donc aucun risque d'attraper ce virus et d'en développer des symptômes graves, puisque je suis protégé.
Donc fuck les masques, rien à battre, j'ai déjà été malade, je peux vivre en mode YOLO.
Et pourtant, quelle mouche me pique en mettant des masques à chaque fois que je sors, bien avant l'obligation; Pourquoi je m'entête à ne pas faire la bise à ma famille et mes amis, ou à ne pas les serrer fort dans mes bras même si j'en ai envie ?
Après tout, MOI, je ne risque rien (si l'hypothèse des anticorps protecteurs était valide).

Et bien...
Imaginons que cette hypothèse ne soit pas valable. Ou juste un peu valable : je ne développerais pas la COVID-19 mais pourrais être source de contamination ?
Est-ce que je serais prêt, moi, à me dire que j'aurai peut-être causé la mort d'une personne de mon entourage ?
Bien entendu, il ne faut pas céder à la psychose, le taux de mortalité est faible, et heureusement. Mais imaginez le poids de la culpabilité à porter dans ce cas ?
Parce que, même en prenant les précautions maximales, en respectant les gestes barrière, le risque zéro n'existe pas.
Que ferez-vous, VOUS, si par votre envie de ne pas être un soi-disant mouton, vous contaminez un proche et qu'il y laisse la vie ?

Quand allons-nous penser aux autres autant qu'on pense à soi ?
Quand allons-nous arrêter de nous regarder le nombril en nous extasiant, tout en critiquant tous les autres autour ?
Y a-t-il un moment où nous allons prendre conscience que l'existence de l'autre compte autant que la nôtre et que c'est ensemble que nous serons plus forts plutôt que par la somme de nos individualités ?

"J'accuse les hommes. Je veux qu'on les condamne au maximum, qu'on arrache leur âme et qu'on la jette aux rats et aux cochons pour voir comment eux ils s'en serviront. J'accuse les hommes, en un mot comme en cent, j'accuse les hommes d'être bêtes et méchants, bêtes à marcher au pas des régiments, de n'être pas des hommes tout simplement." (J'accuse, Michel Sardou)

J'ai beau chercher à comprendre, je n'y arrive pas. J'aime bien décortiquer et comprendre les rouages de chacun, en tenant compte du vécu, des souffrances, de l'histoire en somme.
Et là... je n'arrive pas à comprendre comment, après ce premier semestre et ce que nous avons toutes et tous vécu, il a pu naître dans la tête de certains que protéger l'autre était un signe de soumission. Je ne comprends pas.
Et j'ai peur de ne jamais comprendre ou recevoir une explication logique voire cartésienne.
Alors, je vais me contenter de me dire, comme le font les enfants, qu'il y a des super héros au quotidien, altruistes et mus par le bien-être de la communauté comme du leur.

Et ces héros sortent masqués...

jeudi 11 juin 2020

Cassandre

"Yes, I said it's fine before, but I don't think so no more. I said it's fine before, I've changed my mind, I take it back. Erase and rewind" (Erase/Rewind, The Cardigans)
(Oui, j'ai dit que c'était bon avant, mais je ne le pense plus. J'ai dit que c'était bon avant, j'ai changé d'avis, je retire ce que j'ai dit. Efface et rembobine)

Dans la tête d'une grande partie de la population, l'épidémie est finie.
Certes on en parle encore, mais maintenant c'est loin, en Amérique du Sud, en Afrique ou ailleurs, mais loin.
Et puis, finalement "ils" ont dit dans les journaux qu'il y avait eu des morts, mais Tonton machin, Tata truc, ou Mamie et Papy, ils sont en pleine forme.
Et les complotistes de dire que ce virus n'a peut-être pas existé, que c'était une invention pour nous rendre plus dociles bla-bla-bla...

Les héros de la nation, ont été applaudis tous les soirs à 20h.
"Ils ont fait un travail si extraordinaire. Nous sommes si fiers d'eux".
Traduisez par "Faites pas les cons les mecs, on a peur de mourir alors débrouillez-vous pour qu'on reste en vie".
L'épidémie est finie en façade.
Alors, on recommence à dire qu'en fait les héros de la nation, ils sont héros parce qu'ils l'ont bien voulu/cherché aussi. Ils ont passé un concours en bossant dur, ils le savaient.
"T'as signé, c'est pour en chier".
Et puis, ils vont quand même pas venir se plaindre de ne pas être payés assez, on leur paye grassement leurs études. Ils nous devaient ce dévouement lors de l'épidémie. 
Quand même. Faut pas abuser. Ils veulent quoi ? Une médaille peut-être ?


"Dans les poulaillers d'acajou, les belles basses-cours à bijoux, on entend la conversation de la volaille qui fait l'opinion. Ils disent : On peut pas être gentils tout le temps, on peut pas aimer tous les gens. Y a une sélection. C'est normal. On lit pas tous le même journal" (Poulailler song, Alain Souchon)

Les enseignants ont fait un travail formidable.
Beaucoup se sont rendus compte que leur enfant n'était pas surdoué mais juste un enfant qui a besoin de bouger, comme nombre d'enfants.
D'autres ont compris ce que les enseignants entendaient par "votre enfant a un peu de mal à se concentrer" alors qu'ils avaient des œillères à ce sujet jusque là.
Les enfants ont continué à garder un contact avec l'école. Dans leur immense majorité, les enseignants ont mal vécu le confinement car ils aiment leur métier, ils aiment les enfants à qui ils enseignent, et savaient très bien lesquels allaient subir les conséquences de cette absence prolongée de scolarisation et se sont inquiétés pour eux et leur avenir.
Mais bon, en même temps, c'est pas parce qu'ils ont fait 3 feuilles photocopiées et 2 séances de visio qu'ils ont justifié leur salaire. Quand même, mon enfant, en 2h, il avait torché son boulot. Donnez-moi du travail de l'année prochaine, je vais vous montrer, moi, ce que c'est que de le faire avancer mon chérubin. Je vais vous apprendre un peu votre métier, tire-au-flanc !

"Le passé c'est comme de la poussière qu'on souffle sur un meuble. Les particules qui dansent dans le soleil disparaissent toutes seules" (Tout c'qui nous sépare, Jil Kaplan)

Le monde d'après. Un monde à reconstruire.
J'ai cru que cette pandémie allait être un électrochoc. Que le monde allait enfin se réveiller, se rendre compte de la valeur de certaines professions indispensables et la futilité de certaines autres. Que l'humain allait reprendre sa place, dans la communauté, et que cette même communauté signifierait quelque chose.
Qu'on allait prendre soin de son prochain tout autant que de soi.
Mais bon, c'est pénible de respirer avec ce masque tout le temps, alors je laisse dépasser mon nez, sinon j'aime pas. Et puis bon, ils nous embêtent aussi avec leurs mesures pénibles là. On aimerait bien pouvoir vivre comme avant. Après tout, on a survécu, nous. C'est sûrement parce qu'on est l'élite, la crème de la crème de l'humanité. Alors je veux faire ce que j'ai envie de faire.

"Help me to decide, help me make the most of freedom and of pleasure. Nothing ever lasts forever. Everybody wants to rule the world" (Everybody wants to rule the world, Tears for Fears)
(Aide-moi à décider, aide-moi à profiter du plus de liberté et de plaisir. Rien ne dure toujours. Tout le monde veut gouverner le monde)

La vie reprend son cours. Son cours d'avant. Le monde retourne à ses vieilles habitudes. On continue de compter les morts. Mais c'est un peu comme si beaucoup avaient intégré cette notion et étaient passés à autre chose.
C'est quand même dégueulasse d'avoir annulé tous les festivals et tous les grands rassemblements. J'aimais bien moi. Puis bon, ce virus, là, il touche surtout les vieux. Les festivals c'est un truc de jeunes.

Le monde d'après, c'est le monde d'avant, avec des masques (parfois)

dimanche 12 avril 2020

22 222

"I can't get no satisfaction, I can't get no satisfaction, and I try, and I try, and I try, and I try. I can't get no satisfaction" (Satisfaction, The Rolling Stones)
(Je ne peux obtenir aucune satisfaction, je ne peux obtenir aucune satisfaction, j'essaye, j'essaye, j'essaye, j'essaye, je ne peux obtenir aucune satisfation)

22 221 km au compteur de ma voiture. Je m'en rends compte par hasard.
Le confinement dure depuis près d'un mois. Pour certains je suis un privilégié car je peux sortir et aller au travail "comme d'habitude".
Voir du monde. Je comprends que certains m'envient. Même si...

Le travail ne ressemble plus vraiment à celui que j'exerçais en 2019. Je me change en arrivant au cabinet. Une tenue qui reste sur place. Je mets un masque. Je me lave tellement les mains que j'en ai un eczéma dyshidrosique (en gros j'ai les mains qui pèlent).
Je nettoie mon stéthoscope et tout le matériel que j'utilise entre chaque patient.
J'attrape les abaisse-langue comme je jouerais au Mikado.
Plus aucune main serrée, j'ouvre et ferme les portes moi-même. Je finis par me dire qu'on aurait dû toujours fonctionner comme ça peut-être.

J'apprends par Jan (associé, ami, pilier... bref, Jan quoi) que toutes ces précautions que nous avons mises en place et nous ont semblé évidentes ne sont pas appliquées chez tous les confrères du coin ou de France. Il faut dire aussi que nous ne sommes pas aidés niveau masques...
Je ne suis pas d'accord avec ceux qui poussent des cris d'orfraie "l'Etat doit nous fournir des masques". Je suis libéral. Je suis totalement disposé à les acheter. Sauf que... on n'en trouve nulle part... donc on attend de l'Etat qu'il protège ses soignants en lui mettant des masques à disposition... ce qu'il fait... à coups de 12 masques chirurgicaux par semaine et 6 FFP2 (enfin, quand il y en a...)

Et fleurissent des initiatives de bric et de broc, pour tenter tant bien que mal de se protéger. La 6ème puissance mondiale fait appel à des volontaires pour coudre des masques (quand il ne faut pas les passer au four pour les stériliser), des surblouses, des marques de sport réservent leurs masques de plongée pour en faire des masques de respiration pour les malades hospitalisés...
Si c'est ça la 6ème puissance mondiale, j'ai très peur pour les pays beaucoup moins riches. Ils n'auront pas les mêmes choses à disposition, et on va leur vendre des accessoires hors de prix (parce qu'il ne faut pas se leurrer, il n'y aura pas de petites économies pour certains)... ils vont être frappés encore plus durement que nous par ce virus.

"Je ne suis pas un héros, mes faux pas me collent à la peau. Je ne suis pas un héros, faut pas croire ce que disent les journaux. Je ne suis pas un héros, un héros" (Je ne suis pas un héros, Daniel Balavoine)

20h. Les soignants sont applaudis.
Je reçois des messages régulièrement d'amis qui "m'admirent" pour ce que je fais.
Je ne fais que mon métier. J'ai un syndrome de l'imposteur niveau maximal en me disant que les collègues en services de réanimation sont plus méritants que moi.
Et puis...
Et puis on discute entre nous au sein de la maison de santé. Beaucoup. Souvent. On parle des mesures mises en place et on se dit implicitement qu'on a peut-être limité la propagation à notre échelle grâce à cela... et que c'est aussi ça être soignant. Qu'à notre échelle, être soignant en ville, c'est de limiter les visites à domicile au strict nécessaire. C'est aussi favoriser les téléconsultations quand c'est possible (parce que certains cas nécessiteront toujours un examen clinique présentiel).

On parle de tout. De rien aussi. On passe des longs appels Jan, Julien et moi. Des sujets sérieux. Des sujets légers. En filigrane, notre stress et notre besoin de décompresser, de se dire qu'on n'est pas les seuls à trouver cette période étrange et à ne pas savoir comment extérioriser cette drôle de sensation qui nous habite.

22 221... encore quelques centaines de mètres pour voir ce chiffre 22 222 au compteur. C'est bête. Vouloir être sûr de ne pas rater ça. Avez-vous remarqué à quel point dans ces cas là, le temps et la distance semblent interminables ?
En quoi ce kilomètre là aurait plus de valeur que celui d'avant ? Que celui d'après ?
Tous les kilomètres ne se valent-ils pas au final ?

Les journées de janvier avaient-elles plus ou moins d'importance que nos journées actuelles confinées pour beaucoup ? Ce qu'on a fait en janvier ou en février, on a bien fait de le faire. On aurait pu/dû en faire plus. Avons-nous manqué d'anticipation pour nos vies ?
Les journées d'après le confinement (quand il sera d'actualité, et j'espère que ce ne sera pas le cas trop vite, juste pour faire plaisir à l'économie), seront-elles plus importantes ? Pourquoi ?


"This is the end, hold your breath and count to ten. Feel the Earth move and then hear my heart burst again" (Skyfall, Adèle)
(C'est la fin, retiens ton souffle et compte jusqu'à dix. Sens la Terre bouger et ensuite écoute mon cœur exploser encore)


"Ce problème (insérez ici n'importe quel problématique de santé) est un enjeu majeur de santé publique".

Quand j'assiste à un jury de thèse et que le thésard dit cette phrase, ça m'énerve un peu. C'est un lieu commun. Une phrase un peu vide de sens au final. Comme s'il fallait justifier son travail en disant "nan m'ais j'vous jure, c'est super important le sujet sur lequel j'ai travaillé"
Je n'aime pas trop les lieux communs en général. Moi qui cherche toujours le meilleur mot, le mot le plus précis quitte à me perdre dans des phrases à rallonge pour essayer de rendre fidèlement le contenu un peu trop confus de ma pensée.
Pourtant... Je me dis que le monde que nous avons connu ne reviendra pas. Plus rien ne sera jamais comme avant. Tous ceux qui vous diront qu'après le confinement, qu'après l'épidémie, nous reprendrons nos vies d'avant vous mentent... ou pire, nous mèneront à revivre les mêmes problèmes un jour prochain.

Vers quoi irons-nous ? Un monde plus ouvert, attentif à l'autre ? Moins de codes, moins de leçons de morale en tous genres, une forme de retour de 1968 après toute cette série d'interdictions et de restrictions des libertés ? Un monde "Carpe Diem" en quelque sorte ?
Ou un monde encore plus autocentré, encore plus d'instagrammeuses et instagrammeurs tentant d'influencer leur monde mais surtout de trouver un moyen d'exister (je les plains actuellement, s'ils ne vivaient que de cela, cette épidémie a dû sérieusement mettre à mal leur mode de vie).

J'aimerais penser qu'il y aura moins d'égoïsme, plus d'entraide, plus de tolérance, de respect, de fraternité et d'amour (lieux communs...) mais j'avoue ne pas forcément déborder d'optimisme quand j'observe pendant cette épidémie des comportements me faisant perdre mes mots.
Un sondage récent (qui vaut ce qu'il vaut, comme tous les sondages) rapportait que 25% des français refuseraient un vaccin contre le coronavirus si celui-ci existait...

"Un jour ou l'autre il faudra qu'il y ait la guerre, on le sait bien. On n'aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire, on dit c'est le destin" (Le Sud, Nino Ferrer)

J'espère qu'on n'en n'arrivera pas là. J'espère vraiment. Si je regarde un peu l'histoire du monde, je ne vais pas être optimiste.

J'avais déjà émis quelques craintes auparavant... http://sommatinoroots.blogspot.com/2014/03/carpe-diem.html

22 222... 22 223... 22 224...

A 20 000 il y avait plus d'insouciance. Une forme de foi en un avenir qui forcément allait être bon, voire meilleur.

22 225...

Chaque kilomètre, chaque minute, chaque seconde a son importance, même si ce sont des lieux communs.

"On veut toujours attendre la prochaine, remettre au lendemain. C'est bien plus simple d'émettre des haines bien anonymes tapis dans son coin. Et coulent nos vies et l'eau des fontaines, l'avide quotidien. Et passent les jours et puis les semaines..." (Les gens qu'on aime, Patrick Fiori)

Appelez vos proches. Dites-leur que vous les aimez. Et même si c'est pas totalement vrai, dites leur quand même. Un kilomètre plus loin, il sera peut-être trop tard.

Et si ce sont des amis, dites-leur que vous les aimez aussi. Il n'y a pas de honte à dire à ses amis qu'on les aime quand c'est le cas. Imaginez vos retrouvailles, le jour où votre compteur affichera 22 222... mais ne négligez pas le kilomètre avant. Il faut tenir bon sur la distance à parcourir, et elle va sembler interminable.
J'espère que nous irons vers plus d'authenticité dans nos rapports humains. Et vers un monde différent sur des bases plus saines.
Je me sens prêt à aimer 75% de la population. Les 25% restant trop obnubilés par leurs préoccupations anti-vaccinales alors qu'on compte les morts dans le monde par centaines de milliers, je ne suis pas prêt. Ça viendra peut-être. Mais là, je suis un peu trop fatigué et sous pression pour y consacrer de l'énergie.

Je la réserve pour celles et ceux dont j'ai un besoin vital.